Fortune — texte


Vadodara, Inde. Janvier 2017.

Les immeubles à usage commercial poussent un peu partout comme des mauvaises herbes. Ceux que l’on a abandonné tombent lentement en ruine et laissent place à de miroitants grands blocs de couleurs, rectangulaires.

Sans un remord de cohérence, se dresse fièrement une juxtaposition organique de structures à venir. Grises de béton sans encore leurs façades. Le chantier ne se cache pas. Piliers, bambous attachés en échafaudages, hommes suspendus dans le vide, femmes portant des gravats, enfants jouant dans la poussière, des tentes éphémères. Travailleurs nomades dormant sur les lieux. Payés à la tâche.

Au rez-de-chaussée, une salle seule comme neuve. Vitres propres, peinture blanche, table cirée, fauteuil en cuir, électricité, climatisation, téléphone. Le maître d’oeuvre y a installé son bureau. La chemise blanche impeccable, le pantalon toujours repassé, l’oeil rivé sur le portable.

L’immeuble s’appelle « Fortune ».

Les multiples étages sont accessibles par un escalier sans garde-corps. Le sol irrégulier met à l’épreuve l’équilibre de chaque pas. Menace permanente d’une chute. Dans un flux continu, femmes et hommes montent et descendent, la charge à l’épaule ou au sommet de la tête. Volumes en disproportion. Sisyphes de l’Inde.

Le quatrième étage ouvre sur un panorama de commerces monumentaux. Au bord du vide, un homme dort dans une couverture à même le sol, la main sur l’harmonium. Le vacarme de l’avenue remonte comme un écho musical. Lointain souvenir d’un Roaratorio.

Dans un coin, à l’abri du vent, se dresse, fragile, solitaire et silencieuse, une structure pyramidale faite de petits miroirs. La lumière vient rebondir sur son étrange surface concave. J’en fais le tour. Et la lumière y glisse lentement. Le sol crépite sous le pied. Grains de sable gris, empreintes de chaussures partiellement effacées dans le passage. Appuyés les uns sur les autres, le cul vers le haut, des gobelets en inox. Ils tiennent dans un équilibre précaire à l’aplomb du croisement de poutres soutenant le plafond. La base en arc de cercle, cette voile de métal percée pointe à 2m50. Tendue entre deux étages, elle embrasse le vide. Sur les récipients, tourne le dessin des strates d’un polissage industriel. Hier encore, je buvais dans l’un d’entre eux. Regarde comment le monde s’y reflète.

Le soleil tombe et tache la matière d’une lumière orange.

Dans la lumière de la nuit, voilà que scintillent les néons publicitaires.

Hommage délicat aux ouvriers. Geste absurde et inutile qui, le temps d’une nuit, s’effondrera sur lui-même.

Comme la réalité fragile d’une société qui se rêve miroitante. Comme le mouvement des masses porteuses qui se retirent. Comme un sommet qui s’écroule en son centre.

Architecture sociétale. Ruines d’un nouveau monde.

 

David Ayoun, 2019