La portée des gestes⎪Aurore Desprès⎪2019

Concernant la recherche Le Corps Utopique de David Ayoun et Esther Mollo,
extraits de

LA PORTÉE DES GESTES
Danse et arts vivants XXe-XXIe siècles

Synthèse des travaux (1998-2018)
Dossier Habilitation à Diriger des Recherches

de

Aurore Desprès
Maître de conférences en danse et arts de la scène
Université de Bourgogne-Franche-Comté,
laboratoire ELLIADD

(ici Lien vers la synthèse complète)


p.29

« (…)

Sur ce même sujet, nous répondions en 2016 à l’invitation de l’artiste danseuse Esther Mollo, formée au « mime corporel » dont tout le travail de mise en scène interroge le rapport du « corps de l’interprète avec les outils numériques » et de David Ayoun, artiste plasticien pour collaborer à leur processus de « recherche » artistique « Pas de côté – Le corps utopique76 ». Basé sur la spirale du texte « Le corps utopique » de Michel Foucault, il s’agissait de questionner le « corps » « utopique » de la « Kinect », caméra et logiciel de détection de mouvements du corps humain, initialement connu sous le nom de code Project Natal, qui a été vendu à des milliers d’exemplaires, ce notamment pour l’utilisation de techniques d’interaction sans manette dans des jeux comme la Wii. Comment le système ici réduit à une seule kinect et à son logiciel le plus basique, c’est-à-dire sans correction de ses erreurs, détecte les mouvements de la danseuse ? Esther et David, entre corps physique et corps numérique, vont se lancer dans un mouvement de traductions successives en tentant d’apprendre, par les erreurs nombreuses de la Kinect, ce que cet œil spécifique leur fait faire. Il s’agit ainsi à partir de la traduction numérique d’une danse, de retraduire par le corps physique cette traduction, retraduite encore par l’œil de la Kinect et de se lancer ainsi dans des dérivations successives. « Ce processus d’aller- retour entre corps physique et corps numérique, permet de créer une boucle chorégraphique dérivative, une mise en abime rendant alors lisible le déplacement et la déconstruction des représentations du corps dans des directions inattendues, étranges, troublantes, touchantes, burlesques ».
Arrivée à ce point de la recherche, j’ai proposé que nous détections ce qui apparaît au milieu de ces corps topiques-utopiques ou réels-numériques ou plus simplement de poser cette question : comment pourrait- on qualifier ces corps-milieux au milieu ?

Sur cet exemple d’étude, il faut voir comment les corps-milieux ici se génèrent ou dérivent d’une relation avec un « corps numérique » formé d’un exo-squelette qui, au regard d’un « corps humain » réel et de ses fonctionnements mécaniques basiques, n’aurait presque rien à voir : un œil, des calculs binaires sur cet œil sur des mouvements conçues comme des couleurs, aucune variation tonique, des bâtons pour seule chair mais surtout un centre (de rotation et d’articulation de base, comme pourrait l’être un « centre de gravité ») non pas au niveau du ventre ou des articulations de la hanche mais au niveau exact du pubis (du sexe, non ?), un seul bâton pour les 5 métatarses d’un pied, une flexion constante des chevilles, des mains tenues, une cambrure excessive, une segmentation des parties du corps, une désarticulation, une suppression de support (« porte-à-faux »), des qualités dynamo-rythmiques caractérisées par le tremblement (à cause des calculs), des fulgurances sur un flux continu, une absence d’accent tonique, le pouvoir de se ralentir, de s’accélérer, de se rendre transparent ou de disparaître d’un clic)… Bref oui, en plus de penser que ce « corps » devait bien avoir à voir avec celui d’une certaine pensée du corps du programmeur du logiciel lui-même, on constatait bien ici qu’au milieu du dispositif, se trouvait quelque chose de la dégénérescence avec laquelle, comme une maladie, il faudrait faire « avec » comme tout réapprendre.

Ainsi, nous percevions combien les corps et les gestes émergent par le milieu de milieux gestuels dont les êtres (gestuels) passent aussi par des objets ou des programmes techniques, combien aussi le corps numérique et sa partition renvoie plutôt qu’au corps parfait à un corps défait numériquement impliquant le réapprentissage constant.

(…) »


p.43-45

« (…)

C’est à l’occasion de nos recherches menées en 2016 avec les artistes Esther Mollo et David Ayoun sur le dispositif « corps (u)topique-corps numérique de la Kinect » que la notion d’« hypergeste » a émergé et pour lesquelles elle s’est avérée particulièrement opératoire. « Si, écrivais-je dans une note de recherche, dans cette considération d’un geste-milieu, on ne peut pas, à proprement parler, poser cette question de « quels sont les gestes » d’un objet technique, d’une architecture ou d’un paysage et d’autant plus d’un programme informatique comme la Kinect qui implique aussi le geste de son programmeur, on peut néanmoins capter quels sont les hypergestes qui émergent au milieu du dispositif « Pas de côté-Corps Utopique-Esther Mollo-David Ayoun-Kinect ». Ainsi, ces danses hypergestuelles dérivées « à la fois de « l’hypergeste » très spiralé du texte « Le corps utopique de Foucault » jusqu’à celui de Foucault lui-même, ces hypergestes de la Technique Decroux, de la Choreutique Laban, des discours de la neurophysiologie sur l’erreur, l’apprentissage ou les gestes liés à la dégénérescence, ceux de la phénoménologie jusqu’au « porte-à-faux » de Merleau-Ponty ou bien surtout, ceux entre autres tressages hypergestuels qui infiltrent nos corporéités contemporaines, les hypergestes de cet être gestuel numérique particulier nommé « Project Natal de Microsoft » jusqu’à ceux issus de la corporéité particulière du programmeur qui l’a créée. »

Ainsi, nous tentions de qualifier et conceptualiser ce qui émergeait au milieu du dispositif, ce que nous avons appelé « hypergeste » au croisement de la notion d’hypertextualité mais davantage, et plus exactement, de celle d’« hypergeste » du musicien théoricien Guerino Mazzola.

En écho exactement avec ce que G. Mazzola appelle « l’hypergeste » en référence directe au célèbre mathématicien J. Cavaillès et au mathématicien et philosophe Gilles Châtelet124, et finalement en retours à la « pensée diagrammatique » de Deleuze-Foucault, nous avons dû alors concevoir ce qui serait l’hypergeste de notre point de vue.
Lorsque les mathématiciens eux-mêmes nomment le « geste » au cœur des procès mathématiques, lorsque Jean Cavaillès dit que « Comprendre, c’est en attraper le geste et pouvoir continuer125 », le musicien de jazz G. Mazzola formule, à leurs suites, la notion d’« hypergeste ».
Constatant que les « gestes » des musiciens, de ceux de bouche du trompettiste à ceux de pieds et de bras du batteur, diffèrent complètement entre eux et qu’on ne peut dire tout à fait que le groupe partage un « même » geste musical, alors qu’ils se sentent bien jouer « ensemble », G. Mazzola est donc conduit à repérer des « schémas gestuels », davantage que des gestes à proprement parler, partagés par les membres d’un groupe, qu’il appelle « hypergestes » :

« Les gestes ne sont pas des faits, ils peuvent créer des faits mais ils persistent avant et en dehors de la facticité. (…) Nous verrons que, dans le free-jazz, les gestes apparaissent selon diverses complexions, qu’ils sont hautement articulés, comme les corps humains, qu’ils peuvent être agrégés en hypergestes (en gestes de gestes), qu’ils manifestent un schéma squelettique ainsi qu’une corporéité dans un espace topologique, et qu’ils ne sont pas seulement des gestes physiques mais peuvent déployer leurs corps dans des espaces entièrement abstraits »

Rebondissant sur l’assertion de J. Cavaillès comme quoi la compréhension d’un problème intellectuel suppose qu’on en « attrape le geste », Mazzola s’avance alors pour préciser que ce n’est pas tant un « geste » qui « s’attrape », mais bien plutôt un « hypergeste ». Présentant cette théorisation de l’hypergeste de Mazzola, Yves Citton ouvre alors, ce qui pourrait bien s’avancer comme un vaste champ d’étude :

« Généralisant la portée de cet exemple musical, on pourrait reconnaître un hypergeste commun au manifestant qui fait un bras d’honneur en direction des forces de police à celui qui hurle une insulte : ici aussi, derrière les différences physiologiques évidentes entre les mouvements du bras et ceux de l’appareil phonatoire, on sent que les deux manifestants partagent un même hypergeste, qui consiste en l’occurrence à envoyer quelque chose de symboliquement dégradant en direction de représentants d’une autorité à laquelle ils ont cessé d’obéir».

Il est intéressant de constater à travers cette proposition combien le traitement de la notion de « geste » dans les sciences ou dans la philosophie a cette propension, dans les discours, de s’extirper de sa situation actuelle et matérielle pour renvoyer assez vite à sa portée symbolique. Ainsi, ces deux gestes auraient ce même hypergeste qu’on pourrait qualifier « de révolte ». C’est selon nous biffer un peu vite toute la précision et la subtilité de la « portée » de chaque geste, portée comprise ici aussi au sens matériel d’un port portant-porté (geste vocal compris), comme au sens symbolique de ce que ce geste fait au monde, fait faire, dit, traduit, pense, donne à penser, etc. Ainsi, quelques lignes plus loin, Yves Citton fait de l’hypergeste un geste saillant, événementiel dont le retentissement (jusqu’à sa résonnance publique ou spectaculaire) serait « fort » : « On peut désormais reformuler cette double face en disant que la force d’un geste tient à sa capacité à constituer un hypergeste qui dépasse la factualité de son accomplissement particulier pour rayonner au-delà de son domaine propre, et inaugurer de nouvelles lignées de gestes grâce à son irradiation transductive ». Pourrait-on penser à partir de là que tous les gestes ne circulent pas, ne se propagent pas dans l’espace et le temps mais seulement certains dont la « portée » (ou l’hypergeste) serait forte ?

En contre-points vient notre théorisation de ce que nous entendons par « hypergeste ». Pas de hiérarchisation des gestes en qu’ils construisent des hypergestes (à portée symbolique ou politique) plus ou moins forts, ou pas : chaque geste quel qu’il soit, comme chaque « mouvement » humain les plus ordinaires, chaque « port » induisant forcément une « portée » serait appareillé à un ou plusieurs « hypergestes » comme en lien avec un ou plusieurs « contrées hypergestuelles ». L’« hyper » ici ne serait pas à entendre dans une dimension superlative mais bien plutôt comme celle d’ « au-dessus » : l’hypergeste (d’un geste) aurait cette propension à passer au-dessus, à sauter, à fabriquer des ponts, entre des entités complétement hétérogènes. Ainsi, dans un geste actualisé, il serait dans le même temps saisi, attrapé, capté.

Lorsque Gilles Chatelet dit que « Le virtuel exige le geste128 », il semblerait alors que la réciproque soit bien valide aussi : que le geste (matériel, situé, topique) exige le virtuel donc.

Dès lors, il nous a importé de rejoindre directement la « pensée diagrammatique » d’où ressort au départ la notion d’« hypergeste » de G. Mazolla construite avec Gilles Chatelet, et ce dernier avec Gilles Deleuze, et ce dernier encore avec Michel Foucault (et aussi F. Guattari).

« Un diagramme est fait de « matières sémiotiquement non-formées en rapport avec des matières physicalement non-formées129 ».

Abstrait certes mais rejoignant l’expérience gestuelle, l’hypergeste viendrait catalyser des sortes de schémas, de diagrammes, de modèles gestuels qui seraient captés ou attrapés au sein d’un geste particulier et renvoyés dans d’autres « contrées » par là-même. Dans le champ artistique et spécialement chorégraphique, nous entrons directement dans le champ de la « partition » ou ce que L. Louppe a appelé le « partitionnel130 ». Ainsi, la qualification de cet hypergeste au sein du dispositif Pas de côté – Le corps utopique (2016) d’Esther Mollo et David Ayoun131, « nous a permis, écrivent-ils, de nous émanciper du dispositif et d’ainsi faire en quelque sorte le cheminement du texte de Michel Foucault et où l’utilisation de la technologie demeure un outil au service du corps. Plus qu’un langage chorégraphique, nous construisons une forme de corporéité singulière à partir d’un principe proche de la théorie neurologique de désapprentissage (reverse learning)132 ».
Mais à travers « l’expérience diagrammatique » telle que la pense Deleuze, j’en suis venu à comprendre « l’expérience diagrammatique » au sein de l’expérience gestuelle elle-même. De manière plus générale, c’est dire qu’à la trame de tout geste, il y aurait une sorte de diagramme gestuel construit dans le même temps que son émergence. Une sorte de « partition invisible133 » de tout porteur de geste ou de tout acteur, une sorte de « geste partitionnel » simplexe en même temps que le geste complexe (rejoignant certainement une sorte de « concept-en-actes » qu’avait défini G. Vergnaud134 en relation avec L. Vygotski).
En condensé sur une conceptualisation de l’hypergeste, j’écrivais dans un texte sur la « corporéité hypergestuelle » de François Chaignaud [Art. 22, p. 327-347, Penser le voyage des gestes. François Chaignaud ou l’aventure d’une corporéité hypergestuelle135] :
On entendra alors l’hypergeste comme l’émergence d’un geste-milieu en tant qu’il émerge au milieu de plusieurs gestes et puisse s’avancer comme un point de passage, dans l’espace et dans le temps, entre différents milieux-êtres gestuels. Susceptible de se capter au milieu des gestes et de se décliner en une multiplicité de gestes différents liés à leurs contextes, l’hypergestualité peut catalyser une sorte de « geste de gestes » (Mazolla) ou une « classe générique » de gestes (Genette). Pour nous ici, elle désigne avant tout les dimensions virtuelles et invisibles, hétérotopiques et anachroniques qui réside au sein des gestes, en même temps que leur plasticité, leur historicité, leur mémoire, leur durée en ce qu’ils ne cessent de se transformer et de se propager au présent.

(…) »